Situation du « Texte maghrébin ». Quelques exemples algériens

 

Mourad Yelles (INALCO, Lacnad)

 

Cette brève intervention se propose d'évoquer la situation des « littératures maghrébines » au regard de la critique, étant entendu que l'usage du pluriel pour désigner un ensemble de corpus et de pratiques entend déjà pointer une des difficultés de la problématique : les limites et frontières de formes et de discours dans l'espace culturel maghrébin.

Mais que faut-il entendre par « littératures maghrébines » et comment les définir ? On retiendra ici deux manières d'aborder cet « objet » problématique :

  1. Maintenir les barrières et catégories héritées de la théorie dominante, à commencer par la dichotomie écrit/oral (avec celles concomitantes d'œuvre/corpus ou encore de textes/répertoires). Dans la plupart des cas, les littératures définies comme « orales » demeurent ainsi otages de l'approche « classicisante » ou « ethnologisante », c'est-à-dire qu'elles sont considérées sous l'angle soit de la norme littéraire soit du rituel.
  2. Reconsidérer les critères de la « littérarité » et développer une approche globale du « Texte » maghrébin. Dans cette perspective, il est question de dépasser les clivages épistémologiques et stéréotypes idéologiques pour considérer la production littéraire comme un procès sémiologique et artistique universel caractérisé par une « traversée des signes » (J. Kristeva)

Pour étayer notre point de vue, nous nous appuierons sur les travaux de Roland Barthes, de Paul Zumthor et de Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant.

 

A partir de Barthes

Dans un article figurant dans son essai intitulé Le Bruissement de la langue (Paris, Le Seuil, 1984), Roland Barthes déconstruit une série de notions attachées à une certaine histoire de la critique littéraire. Parmi ces notions figure celle de texte (opposée à celle d'œuvre). Sept propositions essentielles lui permettent de définir ce concept :

  1. « Le Texte est un champ méthodologique. [...] Il ne s'éprouve que dans un travail, une production [...] son mouvement constitutif est la traversée » (pp. 70-71). A signaler que l'on rencontre une notion du même type - mais à un autre niveau ‑ chez Julia Kristeva lorsqu'elle évoque ce qu'elle désigne comme la « traversée des signes » (La Traversée des signes, 1975).
  2. « Il ne peut être pris dans une hiérarchie ni même un simple découpage des genres » (p. 71)
  3. « Le Texte pratique le recul infini du signifié » (p. 72). Il est de nature « dilatoire » et opère sur l'« infini du signifiant » (qui renvoie à l'idée de jeu).
  4. « Le Texte est pluriel » (p. 73). Il renvoie à « la pluralité stéréographique des signifiants » et « aux langages culturels antécédents et contemporains ». Il relève donc de l'« intertexte » et de la bibliothèque de Babel (Borges).
  5. « La métaphore du Texte est celle du réseau » (p. 74). Il ne connaît donc aucune "astreinte" bio-généalogique.
  6. « Le Texte demande qu'on essaie d'abolir [...] la distance entre l'écriture et la lecture » (p. 75). Il suppose la « collaboration pratique » du lecteur qui contribue à configurer les sens du « Texte ».
  7. « Le Texte [...] est lié à la jouissance, c'est-à-dire au plaisir sans séparation » (p. 77). En tant qu'« utopie sociale », il définit « l'espace où aucun langage n'a barre sur un autre, où les langages circulent ».

Dans la même perspective, les travaux de Paul Zumthor permettent d'achever de « décloisonner » les catégories construites par la théorie critique dominante.

 

A partir de Zumthor

A propos de l'opposition « oralité/écriture », dans son Introduction à la poétique orale (1983) Paul Zumthor évoque les publications les plus récentes sur cette question. Il en conclue :

  1. « Les réponses que l'on y donne depuis quelques années tendent à ne maintenir la dichotomie Oralité/Ecriture qu'à un très haut niveau de généralité. Au ras des faits et dans le fil de l'histoire, ces termes apparaissent comme les extrêmes d'une série continue. Des traits qui les opposent, quelques-uns, certes, sont incompatibles, sinon contraires (ainsi le recours à la vue dans une cas, à l'ouïe dans l'autre); mais la plupart ne sont que de degré, la différence consistant, de manière très variable, en un plus ou en un moins (ainsi, en ce qui concerne les limites spatio-temporelles du message) » (p. 35)
  2. « Par là se pose la question fondamentale : la notion fondamentale : la notion de « littérarité » s'applique-t-elle à la poésie orale ? Peu importe le terme : j'entends l'idée qu'il existe un discours marqué, socialement reconnaissable, de façon immédiate comme tel » (p. 38)
  3. « Une dichotomie ne constitue jamais une explication; il n'y a pas de « grand partage », comme l'exprime J. Goody, et la pratique des oppositions binaires débouche le plus souvent sur de dérisoires réductions idéalistes. L'idée de discontinuité n'a de valeur qu'intégrée dans un mouvement dialectique. Tout est historique, donc mouvant, projeté en gammes, en spectres dont les extrêmes, qui servent à les définir, ne sont jamais que des êtres de raisons » (p. 41)
  4. « Entre le réel vécu et le concept, s'étend un territoire incertain, semé de refus, d'impuissances, de ni-vrai/ni-faux, un bric-à-brac intellectuel échappant à toute tentative de totalisation, offert aux seuls bricoleurs. Inversement le concept, pour se constituer, exige l'abolition des présences dévoratrices, ces monstres dont il mourra. Au milieu de ces apories, à vous de jouer et de jouir : le jeu et la jouissance en valent la peine » (p. 41)

Forts de la conviction qu'« une dichotomie ne constitue jamais une explication » et que « tout est historique, donc mouvant, projeté en gammes », les écrivains Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant conçoivent une sorte de précis qui fait délibérément sauter les cloisonnements dans le champ littéraire antillais.

 

A partir de Chamoiseau et Confiant

Refusant d'entériner les catégories du discours critique dominant, Chamoiseau et Confiant intitulent leur travail Lettres créoles. Tracées antillaises et continentales de la littérature (1991). Dans leur « Avant-dire », ils écrivent ainsi :

  1. « Littérature est mêlée à l'oxygène des vies. Elle a connu les pays, les peuples, les hommes. Elle résonne dans des cathédrales et des temples de fougères. Elle est avertie de la terre cuite, du papier, de la pierre, de la feuille, de l'écorce, de la parole. Elle sait les sentiments, connaît les émotions, s'articule dans les langues de la tour de Babel et se love dans chacune des conceptions du monde. Et, à chaque fois différente, particulière, totale, en des manières chacune opaque à l'autre, et pourtant une et souveraine » (p. 11)
  2. « Ici aux Antilles, littérature s'est posée en îles dites françaises avec des vols d'oiseaux. Nous l'avons vu s'éprendre, curieuse, de cette précipitation coloniale où dans l'horreur, le déni, la souffrance, l'aventure, mille peuples se sont trouvés. Toutes les races. Tous les hommes. Toutes les langues, toutes les conceptions du monde. Le divers enclos sur l'indicible mélange qui lui-même diffracte l'ensemble de l'univers. Ici, elle a connu ensemble l'écrit et la parole, le cri et la voix, les rumeurs silencieuses et les déclamations hautes, la racine et l'envol, l'ordre neuf de l'innommé informe. Alors, comprends bien : elle n'a pas une Histoire comme dans les vielles aventures, elle s'émeut en histoires et mieux, elle sillonne en tracées » (p. 12)
  3. « La main du premier écrivain de nos pays a tracé des cercles, des zigzags, des pointillés, des hachures. Cela témoigne d'un martyre : celui du peuple Caraïbe décimé (sauf à Waïtoukoubouli) presque totalement. [...] Que voulait le graveur de pierres ? Nul ne sait. Les roches, elles demeurèrent dessous les mousses du temps. Certaines dévalèrent des rivières pour s'amasser dans des rades boueuses auprès de roches bien plus anciennes d'un autre peuple, d'une autre histoire répercutée dans d'autres histoires. D'autres roches virent s'étager des humus autour d'elles. Les plus grosses gardèrent une rondeur au soleil ou dessous l'ombre zébrée des grands bois. Nos pays ont inscrit dans leur terre ces paroles brisées, éparses, partielles, qui remontent la tracée infinie d'une absence de Genèse : cette silencieuse littérature » (pp. 19-20)

 

Quelques pistes et propositions pour le « Texte maghrébin »

- Considérer le « Texte maghrébin » comme un ensemble de pratiques générateur d'un véritable continuum sémiologique et esthétique, par-delà les traditionnelles dichotomies : oral/ écrit, arabophone/berbérophone/francophone, littérature/folklore, etc.

Exemples :

Statut du chaâbî (rapport kabyle/arabe, « andalou »/hawzî chez les interprètes) ou des répertoires féminins (passage de la bûqâla vers le roman, le théâtre, voire la publicité)

- Décloisonner les approches et croiser les méthodes (histoire, anthropologie culturelle, critique littéraire, etc.) en privilégiant les perspectives comparatistes pour rendre compte des différents aspects d'un art (çanâa) : activité sociale, production artistique, (mé)tissages d'imaginaires

Exemples :

Travaux de Jacques Berque sur le motif des « Polygones étoilés » et sur « Les tapis maghrébins » (in De l'Euphrate à l'Atlas. 2. Histoire et nature. Paris, Sindbad, 1978)

Travaux de Germaine Tillon sur « les ogres » (Il était une fois l'ethnographie. Paris, Le Seuil, 2000)

Travaux de Abdelkebir Khatibi sur la « bilangue », la traduction et les imaginaires hybrides aux Maghreb (Maghreb pluriel. Paris, Denoël, 1983 ; Amour bilingue, Montpellier, Fata Morgana, 1983)

Travaux de Mohammed Dib sur les « traces » (atlals) et la « cryptostase » (L'Arbre à dires. Paris, Albin Michel, 1998)

- Importance des études sur les modes de représentation et les discours idéologiques portant sur les composantes du « Texte maghrébin »

Exemples :

Littérature « francophone », musique « classique » algérienne, phénomène « raï »

- A côté des travaux monographiques sur les composantes du « Texte maghrébin », mettre l'accent sur les processus de métissages contemporains (en particulier dans les mégapoles du Maghreb et d'Europe, voire d'Amérique)

Intérêt des analyses relatifs aux phénomènes (lieux et circuits) où s'opèrent les « emboîtements » et/ou « sutures » entre tel ou tel niveau du « Texte maghrébin »

Exemples :

Importance remarquable des nouveaux medias : Internet, téléphones portables et autres réseaux à l'origine de nouvelles configurations esthétiques et imaginaires entre local et global

Phénomènes des sites/forums/blogs comme des espaces de production de nouvelles identités littéraires ou musicales : roman, « maghrébo-andalou » ou chaâbî


En guise de conclusion (provisoire)

Dans la perspective « problématique » et « programmatique » dans laquelle nous nous sommes conviés à nous placer, et s'agissant des « littératures maghrébines », il apparaît que c'est bien l'« objet » lui-même qui demeure problématique.

C'est donc à une sorte de révolution copernicienne qu'il s'agit de se livrer pour quitter un système sémiologique où les « planètes » littéraires seraient définitivement fixes et graviteraient sagement autour de l'observateur/lecteur (et donc du critique) dans le cadre d'une harmonie éternelle.

Dans le domaine « littéraire » également, il est grand temps de réapprendre les lois de la relativité et d'admettre ainsi que les phénomènes d'intertextualité et de « métissages » des formes et des imaginaires sont une règle universelle pour la simple raison qu'ils sont/font l'histoire des hommes et des sociétés.

Comme l'expliquent François Laplantine et Alexis Nouss, « si la pensée du métissage est bien une pensée de la médiation qui se joue dans les intermédiaires, les intervalles et les interstices à partir des croisements et des échanges, elle ne saurait se réduire au et, à l'entre et à l'entre-deux qui sont des catégories spatiales. C'est, contrairement au mélange et à la mixité, une pensée de la tension, c'est-à-dire une pensée résolument temporelle, qui évolue à travers les langues, les genres, les cultures, les continents, les époques, les histoires et les histoires de vie » (Le Métissage. Paris, Flammarion « Dominos », 1997, p. 83)