A PROPOS DES PRÉPOSITIONS BERBÈRES

Salem CHAKER

 

Les propositions berbères illustrent de manière particulièrement transparente la « fluidité catégorielle » (voir infra).

L'étude de leur morphologie (leurs divers allomorphes), de leurs variations dialectales établit nettement que :

♦ La très grande majorité des prépositions est clairement d'origine nominale, comme le montrent leur syntaxe, leur morphologie et leur signifiant :

1. La quasi-totalité des prépositions sont suivies d'un Nom à l'Etat d'Annexion (EA), forme particulière du Nom marquant sa dépendance par rapport à un autre nominal (Cf. Chaker 1983, chap. 7 et surtout 1995, chap. 4) :

  • Nominal ← Nom (+ EA) : awal umaziɣ = « parole de Berbère »
  • Préposition ←Nom (+EA) : s wakal = « avec (de la) terre »

2. Leur combinatoire étroite : la quasi-totalité des prépositions se combinent avec un paradigme de suffixes personnels, comme tous les nominaux (suffixes personnels = « possessifs »). Le paradigme de suffixes personnels post-prépositionnels étant constitué de formes courtes, identiques (ou très proches du) au paradigme court post-nominal (« possessifs » des noms de parenté, ou de la série courte de dialectes comme le kabyle). Ce/(ces) paradigmes courts de marques personnelles suffixées représente la forme primitive des affixes personnels :

  • ɣur - s        chez - lui        //    baba - s    père - son
  • ɣur - k        chez - toi        //    baba - k    père - ton

3. Beaucoup de prépositions, notamment les locatifs, connaissent une forme simple et une forme composite, dans laquelle elles sont précédées d'un morphème s qui est lui-même une préposition (s1 = « au moyen de » ou s2 = « en direction de » ; probablement s1) :

  • ddaw « sous »    coexiste avec            s-ddaw
  • nnig « au-dessus »                             s-nnig
  • fell « sur »                                        s-ufella « par-dessus, au sommet de »
  • dat « devant                                     s-dat (> [zdat, zzat])
  • deffir « derrière »                             s-deffir

Ce qui autorise à poser que le noyau est bien un ancien nom, le groupe « s + Prép » s'analysant au plan diachronique comme « Prép + Nom » ; Cf. le parallélisme :

  • nnig « au-dessus »                  s - nnig = « par + dessus »
  • fell « sur »                             s - ufella = « par + dessus »
  • akal « terre »                         s - wakal = « avec (de la) terre »

4. Beaucoup de prépositions présentent des allomorphes « longs »,

- soit en tant que variantes régionales :

  • f / ɣef « sur » ; g, ɣ, x / degg « dans », d / ak°d, aked « et/avec »...

- soit en tant que variantes combinatoires, notamment quand elles se combinent aves les suffixes personnels (Cf. supra) :

  • d « et/avec »                    // yid+affixe personnel (yid-s avec-lui, et autres variantes : ak°id-s, did-s)
  • s « en direction de »          // ser+affixe personnel.
  • s « avec, au moyen de »    // yiss+affixe personnel
  • n « de » (génitif »)            //    in ou nn+affixe personnel

Ces allomorphes « longs » donnent à ces prépositions un signifiant souvent plus proche du canon des racines lexicales berbère (2, voire 3 consonnes radicales).

5. Un grand nombre de prépositions, notamment dans leur forme « longue », autorisent des rapprochements, formellement et sémantiquement plausibles avec des racines lexicales attestées :

  • ɣef « sur »                ↔    (i)ɣef « tête »
  • dar « chez »              ↔    (ta)ddar(t) « maison/village = habitation),
  • ddari « abriter »
  • degg « dans »            ↔    (i/é)deg « lieu »
  • fell « sur »                ↔    (a)fella « sommet » (confirmé par l'allomorphe kabyle s-ufella « par-dessus »).
  • nnig « au-dessus »     ↔    racine NY, « monter à cheval/chameau »
  • ddaw « sous »           ↔    racine DDW/Y, « être en bas/contre-bas »
  • ....

6. Un certain nombre de prépositions sont, de manière évidente, des syntagmes nominaux ou des nominaux, attestés en synchronie et présentant toutes les marques définitoires du Nom :

  • tama n (ou d tama) = « à côté de »        idis n    = « à côté de »
  • s-ufella n = « au-dessus de »

7. La plupart prépositions peuvent fonctionner comme relatifs et introduire une subordonnée relative : même totalement grammaticalisée, la préposition demeure donc plurifonctionnelle et garde une « part de sa nominalité » en tant support d'une relative :

  • s « avec, au moyen de »        nnbi s numen = Prohète en qui nous croyons
  • f « sur »                               akal f nteddu = terre sur laquelle nous marchons
  • degg « dans »                       tamurt degg nezdeɣ = pays dans lequel nous habitons

 

Conclusions :


La préposition est une zone de grammaticalisation (Nom > Préposition) intense, ancienne et généralisée en berbère.

Le processus de grammaticalisation est très ancien et pan-berbère puisqu'il existe un noyau commun de prépositions pan-berbères.

Le processus de grammaticalisation (et donc d'émergence de prépositions) se poursuit en synchronie puisque l'on en détecte différentes strates :

  • des strates anciennes (= prépositions pan-berbères, sans marques nominales),
  • des strates plus récentes (= prépositions de forme nominale/lexèmes nominaux refonctionnalisés) ;

La préposition permet de confirmer de nombreuses hypothèses diachroniques/reconstructives au niveau de la morphologie et de la syntaxe du Nom :

a. Les actuelles marques définitoires/obligatoires (Genre/Etat) du Nom n'existaient pas à date ancienne ;

b. La marque d'Etat d'annexion du Nom est bien un indicateur de dépendance d'un Nom par rapport à un autre nominal ;

c. Le paradigme basique (primitif) des affixes personnels est à identifier au paradigme post-prépositionnel ;

d. L'actuelle préposition pan-berbère n « de » (complément déterminatif/« génitif ») n'est pas primitive dans sa fonction du marquage de la relation déterminative (Nom ← Nom) puisque les prépositions anciennes ne la demandent pas.

 

 

La fluidité catégorielle : Nom - Connecteurs - Déterminants

[Extrait de S. Chaker : « Les catégories syntaxiques du berbère », Textes en linguistique berbère, Paris, Editions du CNRS, 1984, chap. 7, p. 134-136.]

 

Cette « indécidabilité » n'est pas propre aux « adverbes » : on la retrouve aussi, mais moins marquée, pour les relationnels. En fait, c'est toute la constellation des connecteurs et des déterminants autonomes qui est caractérisée par ces chevauchements fonctionnels incessants. Une unité comme dFir, « derrière » peut être employée en tant que :

  • Nom : aXam n dFir = « (la) maison de derrière » ;
  • Relationnel : dFir wXam = « derrière la maison » ;
  • Adverbe : yQim dFir = « il-est-resté derrière ».

Devant de tels cas d'ambivalence, on peut être tenté par une solution « radicale » et « élégante » qui consiste à poser plusieurs unités homonymes, correspondant chacune à un ensemble de latitudes fonctionnelles propres à une classe donnée. On aurait alors trois monèmes distincts : dFir 1 = nom ; dFir 2 = préposition ; dFir 3 = adverbe.

Mais une présentation de ce type est largement artificielle et peu réaliste en ce qu'elle masque un phénomène essentiel du point de vue de la dynamique de la langue : les chevauchements et transferts de classes qui sont à l'origine de la formation des paradigmes grammaticaux spécialisés.

Historiquement, la quasi-totalité de ces unités sont d'anciens noms (parfois d'anciens verbes).

La dynamique des catégories va indubitablement dans le sens d'une spécialisation / grammaticalisation à partir des classes lexicales, principalement celle du Nom.

Si l'on adopte un point de vue résolument diachronique, on peut même affirmer que les seuls ensembles formellement et fonctionnellement bien ancrés dans la langue sont celui du Verbe et celui du Nom : les autres classes n'en sont que des appendices, de constitution plus ou moins récente.

Ce cheminement du LEXICAL vers le GRAMMATICAL peut être représenté comme suit :

LEXICAL (Noms)

Déterminants Autonomes (noms en fonction d'adverbes)

Fonctions grammaticales

RELATIONNELS (relatifs, prépositions, connecteurs, etc.)

 

La fonction de déterminant autonome est la charnière commune à toutes ces unités en recoupement : c'est à partir d'elle que s'opère et s'accentue la grammaticalisation.

Ainsi, que ce soit dans la sphère lexicale du verbe ou du nom, ou dans l'aire grammaticale des connecteurs et des déterminants, on découvre en berbère des pôles d'organisation autour desquels se figent par spécialisation combinatoire et/ou fonctionnelle des éléments au départ peu ou non différenciés, plutôt que des classes aux contours bien tranchés dont chacune serait dans son essence profonde étrangère aux autres.

Les catégories syntaxiques du berbère : schéma dynamique

Lexical :        RACINES LEXICALES INDIFFERENCIEES
+                                         +
Grammatical :        Marques Verbales        Marques Nominales
↓                                          ↓
Lexical         VERBES                                    NOMS
                                                                      - Substantifs
                                                                                    (- Adjectifs)
                                           ↓                               ↓↓    (- Numéraux)
                                                                                    (- Pronoms)
↓                                         ↓↓
Lexical/Grammatical         DETERMINANTS AUTONOMES
                                                 ↓↓
Grammatical                      CONNECTEURS
                                           - Prépositions
                                              (- Coordonnants)
                                              (- Conjonctions)

 

Réf. Bibl. :

  • CHAKER (Salem) : 1983 : « Le problème des catégories syntaxiques en berbère », Travaux du Cercle linguistique d'Aix-en-Provence, 1, p. 39-59.
  • CHAKER (Salem) : 1984 : Textes en linguistique berbère, Paris, Editions du CNRS.
  • CHAKER (Salem) : 1995 : Linguistique berbère. Etudes de syntaxe et de diachronie, Paris/Louvain, Editions Peeters.
  • GARDE (Paul) : 1981 : « Des parties du discours, notamment en russe », BSLP, LVXVI, fasc. 1, p. 155-189.
  • GARDE (Paul) : 1983 : « Présupposés linguistiques de la théorie des parties du discours », Travaux du Cercle linguistique d'Aix-en-Provence, 1, p. 1-8.
  • NAÏT-ZERRAD (Kamal) : 2004 : « De quelques particules et adverbes issues de formes verbales », Nouvelles études berbères..., Actes du 2e Bayreuth-Frankfurter Kolloquium zur Berberologie (K. Naït-Zerrad, D. Ibriszimow, R. Vossen, eds.), Köln, Rüdiger Köppe Verlag, p. 119-133.


S. Chaker - Préposition (Inalco, 29/05/2009)