Vers un “arabe maghrébin de France” ?

 

Alexandrine Barontini, (Doctorante, INALCO, Lacnad-Cream)

 

Ce texte n'apportera pas de réponse définitive à la question posée mais tentera plutôt de soulever des pistes de réflexion et de recherche. Dans le cadre d'un doctorat, je travaille sur les locuteurs de l'arabe maghrébin en France : quels sont leurs profils sociolinguistiques et quelles sont leurs pratiques langagières ? L'arabe maghrébin est actuellement parlé par des personnes originaires des pays du nord de l'Afrique présentant des histoires et des parcours différents, ainsi que par leurs descendants. En effet, la présence de l'arabe maghrébin en France est liée à la colonisation du nord de l'Afrique et aux différents types de migrations qu'elle a entraînées. Ces personnes se sont installées en France, leurs descendants sont Français et les apports, culturels et linguistiques notamment, ont abouti à une influence sur la culture française et à sa modification interne, bien loin des clichés faisant état d'une double culture, d'une juxtaposition ou d'un entre-deux[1].

Je commencerai par un bref retour sur les termes koinè, nivellement et accommodation.  Je commenterai ensuite deux travaux universitaires récents abordant le sujet. J'essaierai enfin de proposer des hypothèses et des angles de recherche qui permettraient d'aller plus loin.

 

1) Koinè, nivellement, accommodation

La question de l'éventuelle constitution d'une koinè arabe de France (basée sur les variétés d'arabe algérien, marocain et tunisien en présence) revient souvent dès lors que l'on traite des pratiques de l'arabe maghrébin en France. Mais avant de discuter cette question, il est nécessaire de s'arrêter sur quelques termes clés.

On trouve souvent, dans un certain nombre de travaux, une confusion des termes koinè, nivellement (levelling) et accommodation[2]. Concernant le terme koinè, j'adopte la définition suivante : une koinè apparait au terme d'un processus de koinéisation, et est une variété de langue commune résultant d'un contact entre des variétés dialectales[3]. Elle peut remplacer les variétés dialectales dont elle est issue tout comme co-exister avec celles-ci. J. Siegel (1985, 363-364) distingue deux types de koinè : une koinè régionale et une koinè d'immigration. Les locuteurs de la koinè régionale restent localisés dans le terroir linguistique où celle-ci est apparue, même si elle peut être utilisée en dehors de cette région pour des motifs commerciaux, par exemple, avec d'autres groupes linguistiques. Toujours selon J. Siegel, la koinè d'immigration peut aussi être issue d'un contact entre dialectes régionaux, mais le contact a lieu dans un autre lieu que le terroir linguistique d'origine, là où les locuteurs des différentes variétés ont migré.

Le nivellement intervient également dans des situations de contact dialectal, quand les locuteurs de différentes variétés gomment les particularismes dialectaux et choisissent d'utiliser des formes considérées comme plus communes ou mieux connues. Le nivellement peut être part d'un processus de koinéisation, il y a cependant une différence d'étape entre les deux notions. Comme le résume J. Siegel (1985, 365), le nivellement dialectal peut mener à des cas ou deux ou plusieurs dialectes en contact entraînent des changements linguistiques mutuels sans pour autant qu'une variété commune se développe. Tandis que la koinéisation implique le mélange de traits linguistiques des différents dialectes et conduit à une nouvelle variété commune, utilisée comme lingua franca entre les locuteurs des variétés contributrices et ces dernières peuvent se maintenir comme ne pas se maintenir.

Enfin, le terme accommodation apparaît dans le Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage comme synonyme d'assimilation linguistique, soit « le processus par lequel un individu ou une communauté modèle partiellement ou totalement sa pratique langagière sur celle d'une autre communauté. Cela va du simple emprunt d'une articulation à la substitution complète d'une autre langue à la langue d'origine[4]. »

J'utiliserai ici le terme accommodation plutôt en référence à un phénomène individuel, d'adaptation, de nivellement ponctuel, lié à la situation d'interaction.

 

2) Etat des savoirs

A ma connaissance, il n'y a presque pas de travaux sur la question précise de l'émergence éventuelle d'un "arabe maghrébin de France"[5]. On trouve tout de même des pistes dans des travaux qui touchent des arabophones de France. Cependant, il n'y a que très rarement prise en compte de la diversité des profils (historico-socio-linguistiques) ;  la plupart du temps soit on reste concentré sur les déclarations des enquêtés soit, quand il y a un corpus en arabe, le corpus n'est absolument pas constitué pour répondre à l'hypothèse de l'arabe de France et bien souvent la transcription ne s'avère pas très rigoureuse, ou encore le corpus n'apparaît que traduit en français[6].

J'ai cependant pu consulter deux mémoires récents, une thèse de doctorat et un DEA, qui semblaient pouvoir apporter des éléments de réponse.

a) Negadi Mohammed Nassim, 2007.

Malgré son titre, Pratiques langagières dans des familles issues de l'immigration en France, la thèse porte plutôt sur l'alternance codique et les choix de langues, les stratégies langagières, au sein de familles arabophones ayant immigré en France dans les années 1980-1990. Ce qui l'élimine de fait car pour travailler sur l'éventuelle constitution d'une koinè arabe en France, il faut notamment des informateurs établis en France depuis plus longtemps et leurs descendants nés ou ayant grandi dans le pays d'accueil. De surcroît, il y a à mon avis beaucoup de critiques à formuler sur cette thèse du point de vue méthodologique, notamment.

b) Biichlé Luc, 2003.

Il s'agit d'une étude de l'intercommunication en France entre différentes communautés linguistiques originaires d'Afrique du Nord, berbérophones : « Chleuh, Kabyle » et arabophones : « Algériens, Marocains, Tunisiens » (la terminologie utilisée est celle des informateurs). L'intérêt de ce mémoire est qu'il pose vraiment la question et qu'il traite à la fois de l'arabe et du berbère, ce qui n'est pas courant.

Il s'agit de confronter les représentations des locuteurs concernant les langues parlées et comprises au sein de la « communauté maghrébine de France » (p.19) « à une situation quasi expérimentale de compréhension d'énoncés dans les diverses langues parlées au sein de la communauté maghrébine de France. » (p. 19)

L'auteur a procédé à une sélection d'« énoncés de base » dans chaque langue, à partir d'enregistrement d'échanges dans chacune des 5 langues. Une sélection discutable, notamment parce qu'on ne voit pas toujours la spécificité des énoncés en terme de variétés linguistiques distinctes, et aussi parce que seulement deux énoncés par langue ont été retenus (sauf pour l'arabe algérien : 4). Enfin, et l'auteur le reconnaît ensuite (p. 74), ces énoncés sont décontextualisés.

Suite à cette étape, des interviews ont été effectuées avec d'autres informateurs, chacun a écouté tous les énoncés et devait « dire tout ce qu'il pourrait entendre, déduire ou comprendre dans chaque énoncé : la nationalité, la région d'origine ou la communauté linguistique du locuteur, le lexique qu'il comprendrait, le sens de l'énoncé, etc. et enfin une traduction si possible. » (p. 31). Ces informateurs ont ensuite répondu à un questionnaire oral sur leurs représentations linguistiques. Ils étaient trente (douze femmes et dix-huit hommes, entre 24 et 77 ans), représentatifs des cinq communautés linguistiques prédéfinies.

 Parmi les résultats de ce mémoire, je ne retiens que ceux qui nous intéressent ici :

  • On serait plutôt face à un « bilinguisme maghrébin de réception », au moins en terme de représentations des locuteurs « puisque la distinction entre réception et production a été faite de manière importante et quasi systématique chez les enquêtés. » (p. 74)
  • Les arabophones déclarent souvent et dans des proportions importantes garder leurs propres variétés dans une interaction avec un arabophone utilisant une autre variété.
  • Pour communiquer avec le plus de personnes possibles (dans le groupe « maghrébin »), les informateurs choisissent principalement le français (69,9 %) et l'arabe algérien (36,6%). L'auteur en déduit un caractère véhiculaire de l'arabe algérien. Et il conclut que l'intercompréhension « entre les différentes communautés linguistiques maghrébines de France » (p. 75) s'effectue principalement grâce au français et à ce qu'il appelle « un parler maghrébin de France à fonction véhiculaire et vernaculaire. » (p. 75) Le « " parler maghrébin de France à fonction véhiculaire et vernaculaire ", nous semble être la langue qu'utilisent la plupart des locuteurs berbères multilingues et les arabophones lorsque qu'ils n'utilisent pas le français lors d'échanges intercommunautaires. Cette langue serait fondée sur une base d'algérien assez fortement " teinté " de français avec des emprunts aux différentes autres langues. » (p. 75-76) La preuve qu'il en donne est que  beaucoup de ces informateurs ont déclarés utiliser un mélange de langues au quotidien. Cette conclusion tout à fait inattendue n'est pas vérifiée linguistiquement, ni à grande échelle, et elle est fondée uniquement sur quelques déclarations d'informateurs.

Malgré certains points discutables, l'intérêt de ce travail est d'abord le fait que la question de la gestion de la communication entre locuteurs de différentes langues et variétés soit posée. Et qu'il aborde en même temps arabophones et berbérophones en France est à mon avis fort louable dans la mesure où l'on manque cruellement de ce type d'approche.

Enfin, parmi les résultats, ceux qu'il faut retenir ici sont le choix du français comme principale langue véhiculaire et le fait que les informateurs arabophones déclarent conserver leur propre variété dans une interaction avec un locuteur d'une autre variété.

 

3) Comment réellement poser le problème

Répondre à la question de l'éventuelle constitution d'une koinè arabe de France (basée sur les variétés d'arabe algérien, marocain et tunisien en présence), suppose des études à plus grande échelle (ou plusieurs études localisées)[7].

Il faudrait en tout cas prendre en compte plusieurs facteurs (non exhaustifs ici) :

  • La diversité des parcours (liés à l'histoire coloniale) ayant amené des locuteurs arabophones à s'installer en France. Ainsi que la temporalité, la longue durée (plusieurs générations), l'aspect historique en termes de continuités et ruptures.
  • Les facteurs sociaux et géographiques de l'émigration.
  • Les caractéristiques sociolinguistiques précédant et coïncidant au moment de l'émigration.
  • Les facteurs sociolinguistiques et géographiques de l'installation en France :

Quelle influence des accents et lexiques régionaux français ? Quelle influence du "français populaire" ? Quelle influence des autres langues en présence (régionales ou d'immigration) ? Prendre en compte également les bilingues arabe et berbère. Quelle influence de quel(s) variété(s) de berbère (avant et après la migration) ?

Quel mélange de langues ? Le mélange avec le français, par exemple, en France n'est pas nécessairement identique à celui constaté au Maghreb.

Prendre en compte également les évolutions linguistiques différentes, divergentes : les variétés parlées aujourd'hui en France n'ont pas forcément évolué comme en Algérie, Maroc et Tunisie (langues dé/re-territorialisées). Mais aussi, a contrario, il existe des phénomènes de revitalisation, de réactualisation linguistique à travers les contacts maintenus dans le pays d'émigration ou l'installation plus récente d'autres locuteurs.

Certaines variétés présentes en France ont quasiment disparues dans le nord de l' Afrique (parlers juifs).

Considérer également les phénomènes de recompositions et métissages (dans les pratiques artistiques notamment, cf. Caubet, 2007).

Prendre en compte la multiplicité des pratiques et des répertoires, propre à tout locuteur de n'importe quelles langues, qui s'appréhende à différentes échelles sociales : famille, quartier, région...

  • Il faudrait également prendre en compte les pratiques linguistiques lors des retours périodiques dans le pays de départ[8]. De nombreux informateurs évoquent un « accent immigré » qu'on leur attribue souvent là-bas. Définir les caractéristiques de cet « accent » pourrait s'avérer une piste intéressante.

 

Conclusion

On peut déjà souligner que les conditions sociolinguistiques ne semblent pas réunies pour la formation d'une koinè arabe à l'échelle du territoire français, à l'échelle d'un quartier ou d'une ville cela n'est pas exclu mais reste à vérifier.

S'il n'existe vraisemblablement pas un arabe de France, il y a sans doute plutôt des spécificités propres à la situation française, des pratiques françaises de l'arabe maghrébin. Les contacts et accommodations ici entre les locuteurs des 3 principales variétés sont probablement différents de ceux qui ont lieu dans les terroirs d'origine. Il semble qu'il y ait développement de la compétence d'intercompréhension et d'accommodation. Mais il semble aussi que le français soit la principale langue véhiculaire.

 

Références

Abourahim Maha, 2003, Les fonctionnements des interférences entre l'arabe marocain et le français dans les micro-marchés marocains en France, Mémoire de maîtrise, sous la direction d'Olivier Baude, Université d'Orléans.

Barontini Alexandrine, 2009, « Pour un changement d'optique dans les recherches sociolinguistiques concernant les locuteurs de l'arabe maghrébin en France », in Pierozak Isabelle et Eloy Jean-Michel (Dir.), Intervenir : appliquer, s'impliquer ?, L'Harmattan, coll. Espaces Discursifs, Paris, 197-201.

Bassiouney Reem, 2008, « Leveling », in Versteegh K. et al. (Ed.), Encyclopedia of Arabic Language and Linguistics, Vol. III, Brill, Leiden - Boston, 8-13.

Biichlé Luc, 2003, Vers un « parler maghrébin de France à fonction véhiculaire et vernaculaire », mémoire de DEA en sciences du langage, sous la direction de Jacqueline Billiez, Université Stendhal-Grenoble 3.

Cahiers de l'Observatoire des pratiques linguistiques, 2008, « Migrations et plurilinguisme en France », n°2, Délégation Générale à la langue française et aux langues de France, Didier Editions, Paris.

Caubet Dominique, 2007, « L'arabe maghrébin - darja, une langue ressource en France », in Lambert Patricia, Millet Anne, Rispail Marielle, Trimaille Cyril (Ed.), Variations au cœur et aux marges de la sociolinguistique. Mélanges offerts à Jacqueline Billiez. L'Harmattan, coll. Espaces Discursifs, Paris, 49-54.

Deprez Christine, 2005, « Langues et migrations : dynamiques en cours », in La linguistique, Vol. 41, fasc. 2, PUF, 9-22.

Dubois Jean et al., 1994, Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage, Larousse, Paris.

Miller Catherine, 2005, « Les Sa'îdîs au Caire. Accommodation dialectale et construction identitaire », in Arnaud J.-L. (Dir.), L'urbain dans le monde musulman de méditerranée, Maisonneuve & Larose, Paris, 175-194.

Negadi Mohammed Nassim, 2007, Pratiques langagières dans des familles issues de l'immigration en France, Thèse de doctorat, sous la direction de Josiane Boutet, Université Denis Diderot-Paris 7.

Siegel Jeff, 1985, « Koines and koineization », in Language in Society, Vol 14 n°3, Cambridge University Press, septembre 1985, 357-378.

Wagner Lauren, 2008, « Pratiquer la langue pendant les vacances. Les compétences communicatives et la catégorisation de Françaises d'origine parentale marocaine », in Cahiers de l'Observatoire des pratiques linguistiques, « Migrations et plurilinguisme en France », n°2, Délégation Générale à la langue française et aux langues de France, Didier Editions, Paris, 80-86.

 


[1] Cf. Caubet D., 2007.

[2] Voir par exemple Bassiouney R., 2008

[3] Cf. Miller C., 2005 et Siegel J., 1985.

[4] Dubois et al., 1994, p. 55.

[5] Il n'y en a quasiment pas non plus sur les pratiques langagières effectives ou sur les compétences langagières en arabe maghrébin (Cf. Barontini A., 2009).

[6] Par exemple : Negadi M. N., 2007 (commenté ci-après) pour le manque de rigueur dans la transcription ou Abourahim M., 2003 pour le corpus traduit en français.

[7] Pour une comparaison avec d'autres communautés linguistiques, voir notamment le bilan de travaux récents dressé in Deprez C., 2005 et Cahiers de l'Observatoire des pratiques linguistiques, n°2, 2008.

[8] Des recherches prenant en compte ce point de vue sont en cours actuellement, cf. Wagner L., 2008.