LE DIALECTE BERBERE DU CHENOUA (Algérie)

L'ensemble berbérophone dit du "Chenoua" (dans lequel on inclura les "Beni Menacer") constitue la zone berbère la plus importante de l'Algérie centrale, entre le bloc kabyle et le Rif marocain. Cette région est l'une de celles qui a subi les mutations sociales les plus importantes depuis les années 1950 : exode rural important, urbanisation dans les villes de la région (Cherchell, Tipaza et Alger), brassage de populations... De ce fait, la situation socio-linguistique actuelle de la région est mal connue, d'autant qu'il s'agit d'une zone d'habitat traditionnel dispersé, donc relativement fragile et perméable aux influences linguistiques externes. Les travaux qui la concernent sont, à l'exception de la récente thèse de Djaouti (1984) sur le conte, très anciens ; la référence linguistique principale reste la monographie très incomplète de Laoust (1912).

Au plan linguistique, cette région partage tous les traits caractéristiques des parlers de l'Algérie centrale (et de la plupart des parlers traditionnellement qualifiés de "zénètes"):

  • spirantisation poussée des occlusives simples (/b/ > [ḇ] ; /d/ > [ḏ] ; /k/ > [ḵ] :

ḇaw < (a)baw "fève"; jiḏer < (i)gider "aigle"; ayḏi "chien" ; ḵureḏ "puce"; ṯiḵelṯ "fois"; iḵerri "mouton"...

  • La dentale sourde pouvant atteindre le stade du souffle, voire s'amuire complètement :

/t/ > [ṯ] > [h] > [ø] :

hazeqqa < tazeqqa "maison en dur"; hagmarṯ < tagmart "jument"; hiḏi < tidi "sueur"; hinirṯ < tinirt "front"; hafsuṯ < tafsut "printemps".

Mais : tamemt > hamemṯ ou amemṯ "miel" ; iɣarɣarṯ < tiɣarɣart "trou"...

  • Les vélaires /g/ et /k/ évoluent fréquemment jusqu'aux palatales : /g/ > /ž/ et /k/ > /š/
jiḏer < igider "aigle" ašfay < akfay "lait"
 ajenna < agenna "ciel"  šal < (a)kal "terre"
 anuziw < anbgi "invité"  šem < kem "toi (fém.)"
 jar < gar "entre"  

En position inter-vocalique /g/ peut être vocalisé en /w/ : hawṯ < tagut "brume".

Sur ce plan du traitement des occlusives simples berbères, le Chenoua se rapproche donc plus de la situation qui prévaut dans de nombreux parlers chaouis que de celle du kabyle.

On notera cependant que ce dialecte est, avec le kabyle, l'un des rares à connaître le phénomène d'affriction des dentales sourdes tendues /tt/ > [tt] : ttregg°al "fuir" (Aor. int.), tamettant "mort", hazdmet "fagot" ; ttu "oublier", matta "quoi", ittawi "emporter" (Aor. int.)...

Parmi les traits d'affaiblissement des modes d'articulation, on relève également que la vélaire sourde tendue est assez régulièrement traitée en affriquée :

- nečč < nekk "moi"

- ččaṯ < kkaṯ "frapper" (AI)

Le vocalisme, en revanche, est de type classique (trois voyelles pleines + schwa) et ne semble pas présenter d'évolu­tions remarquables.

Comme tous les parlers berbères "méditerranéens", le chenoua connaît la phrase no­minale à auxiliaire de prédication d : ɣer-s yiǧ warraš ḏ ahgug = elle avait un garçon idiot.

On signalera enfin que la tendance "zénète" à la chute de la syllabe initiale des nominaux est bien attestée dans les parlers de cette région:

jiḏer < igider "aigle" ; ḇaw < abaw "fève" ; fus < afus "main" ; ẓiw < aẓiw "tige" ; fiɣer < ifiɣer "serpent" ; surifṯ < tasurift "pas"...

Depuis les années 1980, l'attachement à la langue et à la culture berbères se manifeste de manière sensible dans cette région à travers l'existence d'une chanson moderne en langue berbère (notamment le groupe Ichenwiyen) et une présence régulière dans le tissus associatif berbère algérien.

 

S. CHAKER

 

Bibliographie

  • BASSET A., Atlas linguistique des parlers berbères (Algérie du nord), Alger, 1936 et 1939 (+ cartes).
  • BASSET R., Etude sur la Zenatia de l'Ouarsenis et du Maghreb central, Paris, Leroux, 1895, 162 p.
  • DJAOUTI F., Contes algériens berbérophones. Transcription, traduction et analyse de récits oraux cherchellois, Th. 3e Cycle de Litt. Comp., Université de Toulouse-II, 1984.
  • LAOUST E., Etude sur le dialecte berbère du Chenoua, comparé avec ceux des Beni-Menacer et des Beni-Salah, Paris, Leroux, 1912, 197 p.

 

Extrait de : [Encyclopédie berbère, fascicule XII, 1993 : p. 1902-1904]