Le Touareg – Tamašeq / Tamažeq / Tamahaq

par Salem CHAKER


Touareg

1. Touareg et Berbère

Les Touaregs parlent un dialecte (= variété régionale) de la langue berbère. Cette conception, classique dans les études berbères, est de nature purement linguistique. On peut lui préférer une approche plus sociolinguistique, qui définira le touareg comme une « langue » à part, en considération de divers critères linguistiques mais surtout sociolinguistiques :

  • L’existence d’un certain nombre de traits linguistiques établissant une forte spécificité du touareg dans l’ensemble berbère (voir ci-dessous § 4 et 5);
  • L’intercompréhension extrêmement difficile avec les autres variétés de berbère;
  • L’insertion, pour l’essentiel, dans un ensemble géo-politique et culturel – l’Afrique de l’Ouest sahélienne – très différent de celui des dialectes berbères Nord;
  • Le statut, déjà ancien, de « langue nationale » dans deux des pays principalement concernés (Niger et Mali); statut qui induit depuis 1966 une modeste prise en charge institutionnelle et un début de codification spécifique, qui débouchera nécessairement sur une norme instituée (= un forme standard de langue) propre au touareg.

Le touareg est parlé dans un immense territoire saharo-sahélien, réparti sur au moins cinq pays : Algérie, Libye, Niger, Mali, Burkina-Faso, auxquels s’ajoutent des groupes significatifs de migrants récents et réfugiés au Tchad, au Nigéria, en Mauritanie…

L’ensemble des populations de langue touarègue atteint certainement, voire dépasse, 1,5 million de personnes, dont la grande majorité (=1 million) est localisée au Niger et au Mali. Dans les régions sahariennes (Algérie et Libye), les Touaregs ne comptent que des effectifs très limités qui ne doivent pas dépasser les 200.000 personnes. Dans ces régions sahariennes, le touareg doit être considéré comme une langue menacée : l’effondrement du mode de vie ancien, avec sédentarisation rapide, la faiblesse de la densité démographique, associés à l’arrivée massive de populations arabophones venues du Sahara et du Nord de l’Algérie font que les Touaregs Ahaggar et Ajjer sont devenus en quelques décennies minoritaires dans leur zone d’implantation traditionnelle.

Ces chiffres correspondent aux locuteurs de la langue touarègue, les Kel Temašeq (= "les gens de la langue touarègue"), indépendamment de leur statut social et de leur mode de vie. Dans la société traditionnelle, le terme Amaže?/Imaže?en, Amaše?/Imuša?, Amahe?/Imuha? (selon les régions) ne s’appliquait qu’aux nomades libres, souvent même uniquement aux groupes nobles (chez les Touaregs sahéliens).

 

2. Diversité interne du touareg

Le touareg se subdivise en plusieurs sous-variétés régionales, nettement différenciées. Traditionnellement, on distinguait quatre grands dialectes correspondant à peu près aux grands sous-ensembles politiques [e??ebel = confédération] et qui recouvraient la majorité des populations de langue touarègue:

  • Tamahaq (ou tahaggart), parlée par les Kel Ahaggar (Algérie), les Kel Ajjer (Algérie et Libye) et quelques groupes disséminés : Taytoq (Algérie, Niger);
  • Tamažeq (ou tayert), parlée principalement par les Kel Ayr (Niger);
  • Tamašeq (ou tadɣaq), parlée principalement par les Kel Aḍaɣ de l’Adrar des Ifoghas (Mali);
  • Tawellemmet, parlée par les Iwellemmeden (Kel Denneg et Kel Ataram), à cheval sur le Niger et le Mali.

En fait, on sait maintenant (voir les travaux de K.-G. Prasse) que le touareg présente une diversité interne beaucoup plus marquée et qu’il existe de nombreuses variétés locales très spécifiques : parlers des oasis de Ghat et Djanet, des Igellad (taneslemet, parlée au sud de Tombouctou, Mali), des Kel Geres (tamesgerest, sud du Niger, Nigéria)… Diversité qui n’a rien de surprenant vu l’immensité du territoire et sa grande variété au plan des conditions écologiques et humaines : le monde touareg présente en son sein des configurations socio-culturelles, anthropologiques et économiques extrêmement diversifiées.

 

3. Les études touarègues

Les travaux et recherches sur le touareg ont longtemps été marqués par un très fort déséquilibre régional en faveur de la variété saharienne de langue (tamahaq) : de la première grammaire de Hanoteau (1860), en passant par l’œuvre monumentale de Charles de Foucauld (1920, 1922, 1925/1930, 1940, 1951/1951), jusqu’à la somme grammaticale de Karl-G. Prasse (1972-1974), la quasi totalité des publications linguistiques a été consacrée pendant plus d’un siècle au touareg de l’Ahaggar.

Cette situation était le reflet direct de l’histoire de la pénétration des régions touarègues par la France : le contrôle du Sahara et la soumission des Touaregs s’est faite d’abord à partir de l’Algérie et les Touaregs de l’Ahaggar et de l’Ajjer ont été longtemps le principal obstacle à la conquête du Sahara (les Touaregs de l’Ahaggar sont définitivement vaincus par les troupes françaises en 1902). Les Touaregs du Nord (Ahaggar et Ajjer) ont donc longtemps focalisé toute l’attention des explorateurs, de l’administration et des militaires français, des scientifiques.

A partir du milieu des années 1970, sous l’impulsion décisive de Karl-G. Prasse (Copenhague), ce déséquilibre a progressivement été corrigé au profit des variétés touarègues méridionales, nigériennes d’abord, puis maliennes. On dispose désormais de corpus de textes littéraires et ethnographiques, d’outils grammaticaux et lexicographiques approfondis sur plusieurs variétés méridionales (Ayr, Iwellemmeden, Kel A?a?, Udalen… ; voir les travaux de : Alojaly, Prasse, Heath, Sudlow…).

Tous ces travaux récents confirment la grande diversité interne du touareg qui peut présenter des divergences considérables, à tous les niveaux du système linguistique.

 

4. Les spécificités linguistiques du touareg dans l’ensemble berbère

Plusieurs traits majeurs distinguent le touareg de l’ensemble des dialectes berbères Nord algéro-marocains. On n’évoque ici que les caractéristiques importantes, touchant à la structure même des systèmes linguistiques.

a. Phonologie : un système vocalique très spécifique. La complexité du système vocalique touareg apparait nettement dès les premiers travaux, notamment ceux de Charles de Foucauld. Les travaux récents, surtout ceux de Karl-G. Prasse, confirment que le touareg possède un vocalisme très différent de celui du berbère Nord, réduit aux trois voyelles phonologiques du triangle de base ; /i/, /a/, /u/, auxquelles s’adjoint une voyelle centrale ou "neutre" [ǝ] non phonologique, dont la consistance phonétique est variable selon les dialectes.

En touareg, au plan phonétique, on constate la présence de nombreuses voyelles d’aperture moyenne |é] et [o], de voyelles longues [â, ê, î, û, ô] et de deux voyelles brèves de timbre central [ǝ] et [ă] (ou |ä]). Le statut phonologique de tous ces sons n’est pas clairement et définitivement établi : K.-G. Prasse a varié dans ses analyses à ce sujet et les chercheurs ultérieurs (Louali, Heath…) ont développé des analyses souvent différentes.

S’il ne fait pas de doute qu’une bonne partie, si ce n’est la quasi-totalité, des timbres d’aperture moyenne ([é] et [o]) peuvent être analysés comme des variantes contextuellement conditionnées ou des réalisations locales des phonèmes /i/ et /u/, il n’en demeure pas moins:

  • Qu’il existe bien des oppositions pertinentes de durée vocalique, notamment dans le système des oppositions des thèmes verbaux : le Prétérit intensif (ou "Accompli résultatif") est systématiquement distingué du Prétérit simple (ou "Accompli") par la durée de la voyelle thématique. Mais il n’y a pas (ou très peu) d’oppositions aléatoires dans le lexique : les conditions d'apparition de la durée vocalique (i.e. ce lien privilégié avec un contexte grammatical déterminé) autorisent à penser qu'elle est de formation secondaire et procède de la phonologisation d'un allongement expressif et/ou de la réinterprétation quantitative de phénomènes accentuels.
  • Qu’il existe bien dans la zone centrale, deux timbres vocaliques (brefs) à fonction distinctive, le schwa ou voyelle neutre [ǝ] et un timbre plus ouvert, [ă] ou [ä]. C’est ce qui permet au touareg de distinguer régulièrement le thème de Prétérit de celui d’Aoriste pour les verbes à trois consonnes, thèmes que le berbère Nord a totalement confondus, alors que le touareg oppose : A : (ad) ikrǝs = « il nouera », à : ikrăs = « il a noué ».

Dans une perspective diachronique et reconstructive, c’est essentiellement sur ce dernier point que le touareg diverge fondamentalement du Berbère Nord : il a conservé deux timbres vocaliques centraux brefs que le berbère Nord a confondu sous [ǝ].

b. Le système verbal : le touareg distingue systématiquement deux thèmes verbaux non ou peu attestés en Berbère Nord :

  • Le Prétérit intensif (ou "Accompli résultatif"), marqué par l’allongement de la voyelle thématique, et qui a une valeur de statif ou de duratif, par opposition au Prétérit simple qui est un évènementiel ou ponctuel : tensâ = « elle dort ou elle dormait » / tensa = « elle s’endormit »). Ce thème reste spécifique au touareg et n’a jamais été identifié en berbère Nord.
  • L’Aoriste Intensif Négatif (ou "Inaccompli négatif"), marqué par la fermeture du timbre vocalique de la voyelle de l’Aoriste Intensif (AI = iraggel, itawey / AIN = ireggel, itiwi, issus des verbes erwel, « fuir » et awey, « emmener »). Au plan du statut, AIN est un allomorphe syntaxiquement conditionné : AIN est la forme obligatoire de AI en contexte négatif. Ce thème a été reconnu dans plusieurs dialectes berbère Nord (rifain et parlers zénètes).

c. Inexistence de l’adjectif : le touareg ignore l’adjectif en tant que catégorie syntaxique. Même si des formes identiques à celles du Berbère Nord peuvent y être relevées (amellal, azegga?, etc.), elles n’y ont jamais le statut de déterminant lexical du nom (épithète). En touareg, ce sont des substantifs qualifiants (amellal = "animal blanc = antilope addax", etc.) et on ne peut utiliser que les formes participiales pour qualifier un nom : *akal amellal est impossible en touareg qui recourra uniquement à la forme akal mellen « terre étant blanche » (Nom + participe verbal ; voir ci-dessous).

d. Le participe verbal : au plan syntaxique, le participe berbère est un verbe dont les indices de personne sont neutralisés et qui perd sont statut prédicatif pour être réduit à la fonction de déterminant d’un nominal. Le touareg a conservé pour le participe verbal une flexion de nombre (singulier/pluriel) et de genre (masculin/féminin, uniquement au singulier). La morphologie du participe est donc plus complexe en touareg qu’en berbère Nord qui, en général, a une forme unique (celle du masculin singulier), invariable ou, dans le cas le plus complexe (chleuh) deux formes distinctes (singulier/pluriel) :

 

Touareg Chleuh Kabyle
amɣar maqqeren
vieux/chef étant-grand
amɣar imqquren
un grand vieillard/chef
amɣar meqq°ren
tamɣart maqqeret
vieille étant-grande
tamɣart imqquren
une grande vieille
tamɣart meqq°ren
Imɣaren maqqernin
vieux/chefs étant-grands
imɣaren mqqurnin
de grands vieillards/chefs
imɣaren meqq°ren


e. Syntaxe : une phrase nominale de forme particulière. Le touareg utilise abondamment la simple juxtaposition de nominaux (phrase nominale "pure") du type "Nom1, Nom2" (avec rupture tonale, bien qu’elle ne soit généralement pas notée dans les textes) :

Mûsa, amɣar n Ahaggar
Mûsa, chef de Ahaggar = « Moussa est le chef de l’Ahaggar »
Tamahaq, awal-nesen
Touareg, langue-leur = « le touareg est leur langue »

Ce type de phrases est rarissime en berbère Nord où il ne se rencontre guère que dans des énoncés figés, définitoires ou proverbiaux.

Symétriquement, le touareg ignore complètement – du moins en synchronie car on en décèle des traces résiduelles – la phrase nominale à auxiliaire de prédication d (d + Nom), très largement usitées dans la plupart des dialectes berbères Nord (à l’exception du chleuh).

 

5. Le lexique : Le lexique touareg mérite une mention particulière.

D’une part parce qu’on dispose depuis les travaux de Charles de Foucauld d’outils lexicographiques remarquables, par leur ampleur et leur qualité ; les dictionnaires récents consacrés aux parlers touaregs méridionaux, initiés ou dirigés par Karl Prasse, ont encore consolidé cette richesse lexicographique. Aucun dialecte berbère, pas même le kabyle, ne dispose actuellement, d’outils aussi fins et aussi importants.

D’autre part parce que le lexique touareg apparait comme bien plus « conservateur » que celui du berbère Nord :

a. les emprunts à l’arabe y sont bien moins nombreux : la langue conserve de nombreuses racines et termes qui ont disparu ou sont devenus des archaïsmes ailleurs;

b. le système de formation des mots par dérivation y est beaucoup plus productif et vivant.

Le lexique touareg apparaît donc souvent comme le « conservatoire » du fonds lexical berbère. C’est ce qui explique que depuis les années 1940, l’action néologique menée par les acteurs et aménageurs de la langue berbère, en Kabylie d’abord, puis au Maroc, recourt prioritairement à l’emprunt de racines ou de formes puisées en touareg.

Sur les Tifinagh, écriture touarègue, voir : Ecriture libyco-berbère

Voir aussi : Phonologie, Syntaxe, Lexique

 

Orientation bibliographique [langue touarègue uniquement]

  • ALOJALY (Ghoubeïd) : 1980 - Lexique touareg-français, Copenhague, Akademisk Forlag.
  • CHAKER (Salem) (sous la dir.) : 1988 – Etudes touarègues. Bilan des recherches en sciences sociales, Aix-en-Provence, Edisud.
  • CORTADE (Jean-Marie) : 1967 - Lexique français-touareg (dialecte de l’Ahaggar), Paris, AMG.
  • CORTADE (Jean-Marie) : 1969 - Essai de grammaire touarègue (dialecte de l'Ahaggar), Alger, IRS-Université d’Alger.
  • FOUCAULD (Charles de) : 1918-20 - Dictionnaire abrégé touareg-français, 2 vol. Alger.
  • FOUCAULD (Charles de) : 1940 - Dictionnaire abrégé touareg-français des noms propres, Paris, Larose.
  • FOUCAULD (Charles de) : 1951-52 - Dictionnaire touareg-français, (Ahaggar), Paris, (4 vol.).
  • GALAND (Lionel) : 1974/a – « Introduction grammaticale », in : Petites Sœurs de Jé­sus, Contes touaregs de l'Aïr, Paris, Selaf.
  • Fraternité Charles de Foucauld : 1968 – Initiation à la langue des Touaregs de l’Aïr, Services culturels de l’ambassade de France au Niger.
  • HEATH (Jeffrey) : 2005 - A Grammar of Tamashek (Tuareg of Mali), Berlin/New york, Mouton de Gruyter.
  • LEGUIL (Alphonse) : 1992 - Structures prédi­catives en berbère. Bilan et pers­pectives, Paris, L'Harmattan, 1992.
  • LEUPEN (A.H.A) : 1978 – Bibliographie des populations touarègues, Leyde, Afrika StudieCentrum.
  • PRASSE (Karl-G.) : 1972-74 - Manuel de grammaire touarègue (tahaggart), Co­penhague, Akademisk Forlag, 1972: I-III, Phonétique-Ecriture-Pronom ; 1974 : IV-V, Nom ; 1973 : VI-VIII, Verbe.
  • PRASSE (Karl-G.) : 1984 – “The Origin of the Vowels e and o in touareg and Ghadamsi”, Current Trends in Afro-Asiatic Linguistics. Papers of the Third In­ternational Hamito-semitic Congress.
  • PRASSE (Karl-G.) : 1986 – “The values of the tenses in Tuareg (Berber)”, Orien­talia Suecana, 33-35.
  • PRASSE (Karl-G.) et alii : 2003 – Dictionnaire touareg-français (Niger), Copenhague, Museum Tusculanum Press/Université de Copenhague, 2 vol.
  • SAVAGE (André) : 2000 – Les voyelles touarègues à l’écrit, Mémoire de Maîtrise, Université de New-England (Australie).
  • SUDLOW (David) : 2001 – The Tamasheq of North-East Burkina Faso, Köln, Rudiger Köppe Verlag (Berber Studies:1).