LE LEXIQUE BERBERE
C'est sans doute en matière de lexique que la divergence entre les dialectes berbères est la plus immédiatement apparente ; les recoupements de vocabulaire entre les principaux dialectes se situent aux environs de 60 %, sur la base d'une liste lexicale test de 200 termes élémentaires. Ce taux est assez faible ; les spécialiste de la lexicostatistique comme Swadesh le considéreraient comme indiquant que l'on a affaire à des "langues" nettement distinctes. Mais ces chiffres doivent être reçus avec circonspection car ils sont obtenus à partir de la comparaison du vocabulaire usuel effectif dans les dialectes concernés (en fait, le plus souvent, dans un parler, voire un idiolecte déterminé). La divergence entre deux dialectes A et B ne signifie pas que le lexème x du dialecte A non usité dans le dialecte B soit réellement incon-nu de B ; cela signifie le plus souvent qu'il n'y est pas d'usage courant ou qu'il n'y a pas exactement le même emploi. En fait, sous réserve qu'elle appartienne bien au fonds berbère, il est tout à fait exceptionnel qu'une unité lexicale d'un dialecte donné ne se retrouve pas, sous une forme ou sous une autre, dans un ou plusieurs autres dialectes. Globalement, la divergence lexicale est donc nettement secondaire, sinon superficielle.
Deux traits du lexique berbère méritent d’être soulignés : sa formation et sa perméabilité à l’emprunt.
La formation du lexique
Elle repose centralement sur la dérivation*, alors que la composition est un phénomène plus rare – bien que certainement sous-estimé. On peut considérer que l'essentiel des formes lexicales de la langue, verbales ou nominales, est fondé sur la combinaison d’une racine* lexicale consonan¬tique (porteuse de la notion sémantique centrale) et d’un schème de dérivation déterminé qui affecte le com-plexe ainsi formé ("mot") à une catégorie morpho-syn¬taxique particulière.
C'est cette très forte intégration du lexique berbère dans un réseau de forma-tion ré¬gulière qui a justifié le classement courant des dictionnaires* berbères par ra-cines. De tout mot berbère, il est en effet, norma¬lement, assez aisé d'extraire la ra-cine consonantique par élimination des éléments de déri¬vation (et des marques ex-ternes diverses).
Mais, si dans son principe, ce schéma est fondé et rend bien compte de la morphogenèse du lexique berbère, en synchronie, les choses sont beaucoup plus com¬plexes et incertaines (Cf. Galand 1974). Dans la langue actuelle, le réseau des relations entre racine et dérivés est profondément perturbé par d'innombrables acci-dents : évolution sémantique de la racine et/ou du dérivé, évolution phonétique de la racine et/ou du dérivé, disparition de la ra¬cine/isolement du dérivé, emprunts aux langues étrangères... Ce processus de figement de la dérivation est plus ou moins marqué selon les dialectes – plus dans les dialectes Nord qu’en touareg par exemple –, mais il est bien avancé partout. Sur ce point, une étude récente, fondée sur un corpus de 5.000 lexèmes (Chaker 2003c), montre que la racine est:
- une réalité synchronique fonctionnelle pour une part minoritaire du lexique (environ 1/3 de l’échantillon étudié),
- une réalité diachronique ou une donnée postulée, sans existence concrète pour le reste du lexique (2/3 de l’échantillon).
L’emprunt
Le berbère a été en contact et a vu défiler de nombreuses langues de la péri-phérie méditerranéenne : punique, grec, latin, germanique (Vandales), arabe, turc, français, espagnol, sans parler de contacts plus discrets mais permanents, avec l’hébreu à travers la présence de communautés juives* conséquentes depuis l’Antiquité, avec l’égyptien ancien sur la frontière Est, avec toutes les langues romanes de la rive Nord de la Méditerranée (catalan, occitan, dialectes italiens) et, au Sud, avec les langues négro-africaines (haoussa, songhaï, peul, mandingue…).
La pression exercée par certaines de ces langues, notamment l’arabe a pu être extrêmement forte (Cf. Chaker 1984, chap. 11). Contacts et pression linguisti-ques impliquent emprunts, mais emprunt n’exclut pas forte capacité d’intégration, d’appropriation des apports extérieurs, avec une faculté d’adaptation, de natura-lisation des éléments linguistiques étrangers assez exceptionnelle. En berbère, l’emprunt est intégré, digéré, aux plans formel et sémantique, au point que l’origine étrangère en est bien souvent indétectable sans une analyse extrêmement sophistiquée (Cf. Chaker 2003a).
Bien sûr, dans la période contemporaine, en raison même des nouvelles conditions sociolinguistiques qui induisent une pression accrue des langues domi-nantes (français, arabe classique et arabe dialectal ; voir supra), les emprunts se sont multipliés, jusqu’à devenir massifs dans le domaine des technologies et des réalités du monde moderne, de l’avion à la télévision en passant par l’automobile et l’informatique. Ce qui a déclenché depuis les années 1970 un fort mouvement de "volontarisme néologique", qui met en circulation des centaines de nouveau lexèmes, formés par dérivation*, composition, emprunts inter-dialectaux ou néologie* sémantique, pour tenter d’endiguer la marée lexicale du français et de l’arabe : le prototype de cette action néologique étant l’Amawal, vocabulaire moderne élaboré et mis en circulation dans les années 1970 par un groupe de jeunes militants autour de Mouloud Mammeri* (sur cette question, voir Achab 1996).
S. CHAKER