LES USAGES DE L’ECRITURE ARABE CHEZ LES BERBERES
par Salem CHAKER
Très tôt après la conquête arabe et l’islamisation de l’Afrique du nord, les Berbères ont utilisé l’alphabet arabe pour noter leur langue. Les sources arabes (et les rares documents qui nous sont parvenus) attestent de la diffusion de cette pratique et de sa durée. Tous les royaumes islamo-berbères du Moyen âge — dès le milieu du VIIIe siècle — ont utilisé l’alphabet arabe pour noter le berbère : Kharéjites (Rostémides, 750 - 909) de Tahert et les petites communautés ibadites qui en sont issues (Mzab, Ouargla, Djerba, Djebel Nefoussa), Barghaouata du Tamesna marocain (742 - 1148), Almoravides (1055 - 1146), Almohades (1125 - 1269)... pour ne citer que les plus importants. Les historiens et descripteurs arabes du Maghreb mentionnent l’existence de traités juridiques (manuels de droit musulman), textes scientifiques (médecine, pharmacopée, botanique, astronomie, généalogie et histoire) et théologiques (catéchismes et textes d’exhortation religieuse) rédigés en langue berbère, et même des traductions ou adaptations du Coran en berbère (chez les Barghaouata et peut-être chez les Almohades). De toute cette production médiévale berbère écrite en caractères arabes, il ne nous est parvenu que des bribes : mots isolés, listes de noms propres, phrases isolées, fragments divers cités par les historiens arabes ou insérés dans des documents rédigés en langue arabe, comme ceux des Documents d’histoire almohade de Lévi-Provençal (XIIe siècle) ou ceux intégrés dans les documents ibadhites, généralement plus tardifs (Cf. Motylinski, Lewicki). Comme texte de quelque ampleur, on ne connaît quère que le manuscrit de la Mudawwanna d’Ibn Ghanem (mort en 1279), découvert à Zouagha en Libye par Motylinski ; il s’agit d’un manuel de droit coranique (prière, jeûne, dîme, mariage, divorce et donation).
Il y a donc bien eu, au Moyen âge, une dynamique d’appropriation de l’écriture arabe par les Berbères, comparable à celle qui s’est produite dans les domaines turc et iranien en Asie mineure et centrale. Mais ce processus n’a manifestement pas abouti : nulle part ne s’est constituée une véritable tradition écrite du berbère en caractères arabes, stabilisée et socialement significative. Et l’essentiel de ce patrimoine scripturaire en alphabet arabe a disparu avec les formations politiques qui l’ont initié.
Pourquoi donc ce naufrage quasi général ? Sans doute faut-il y voir la conséquence de la conjonction de plusieurs facteurs :
- D’une part, il n’existait pas à l’arrivée des Arabes, de tradition solide de l’écrit chez les Berbères, contrairement à ce qui prévalait dans le monde perse. On sait que le libyque est toujours resté une écriture aux usages très limités et qu’il n’a pas servi de support à une littérature ou à une quelconque pratique scripturaire importante.
- D’autre part, en raison de l’instabilité des formations politiques berbères du Moyen âge, il a manqué la continuité nécessaire à la constitution définitive d’une tradition écrite.
- Enfin, l’arabisation en profondeur de l’Afrique du nord à la suite de l’arrivée de populations arabophones à partir du XIe siècle, a définitivement bloqué toute possibilité de stabilisation et de développement de ces pratiques graphiques.
Pour ce qui est des données plus récentes, modernes et contemporaines, l’usage de l’alphabet arabe pour transcrire du berbère est attesté dans toutes les régions berbérophones, mais, le plus souvent de manière sporadique et peu systématique. En fait, dès que l’on passe dans la sphère de l’écrit, c’est, depuis des siècles, presque toujours la langue arabe elle même, qui est utilisée (ou le français depuis la colonisation française). La seule exception notable à cette règle est représentée par le domaine chleuh au Maroc ; la pratique de l’écrit berbère en alphabet arabe y est restée vivace et l’on connaît des manuscrits arabo-berbères importants (par leur taille et leur impact social et culturel) au moins depuis le XVIIe siècle. On notera que cette région correspond au berceau historique et ethnique des Almohades. Bien qu’il y ait, pour ce qui est des documents connus, un hiatus de plusieurs siècles entre cette dynastie et les premiers manuscrits chleuhs, on peut supposer une continuité de l’usage de l’alphabet arabe dans cette région.
En pays chleuh, cette pratique faisait l’objet d’un véritable enseignement formalisé, dans le cadre de la formation reçue et dispensée par les talebs, dans les zaouias et médersas. L’enseignement religieux lui même se faisait partiellement en langue berbère. Et beaucoup de textes proprement littéraires (poésie) ont été fixés à l’écrit depuis des générations et circulent sous cette forme (Cf. H. Basset 1920, Stroomer 1992). L’essentiel de ce patrimoine écrit chleuh est d’inspiration religieuse et était destiné à fournir aux populations berbérophones une vue d’ensemble — et des outils pratiques — de la doctrine islamique : traités religieux et juridiques, poèmes d’édification religieuse comme ceux d’Awzal qui compose au début du XVIIIe siècle (Al-Hawd, L’océan des pleurs ; Cf. Luciani et Stricker)... Mais les poètes professionnels itinérants de la société traditionnelle utilisaient également la graphie arabe pour fixer leur répertoire (Cf. Boogert & Stroomer 1993, pour des documents édités récemment). Une telle situation ne semble pas avoir existé ailleurs, où les traces d’un écrit berbère sont toujours ténues, sporadiques et le plus souvent individuelles (aide-mémoires à usage personnel que pouvaient se constituer certains lettrés par exemple).
Il conviendra cependant de ne pas exagérer l’importance de cette tradition scripturaire chleuh : parce que, d’une part elle est toujours restée l’apanage de milieux restreints, lettrés ayant, dans tous les cas, reçu une formation en langue arabe et de ce fait, elle n’a jamais eu une diffusion large dans la société ; d’autre part, elle fonctionne plutôt comme adjuvant, aide-mémoire à une tradition culturelle et littéraire qui reste fondamentalement orale. Sécurité, protection contre l’oubli ou les défaillances de la mémoire donc, plutôt que véritable tradition littéraire écrite. Une incidence fonctionnelle très nette de ce statut de marginalité peut être décelée dans les imperfections techniques très graves de cette graphie, tant au niveau des fluctuations de la notation des voyelles, qu’en ce qui concerne la segmentation des énoncés qui est très aléatoire, voire même impensée. Cette dernière caractéristique en rend le décodage laborieux ; la lecture atteint difficilement un niveau de fluidité satisfaisant et il s’agit, dans la pratique concrète, plutôt de décryptage et d’épellation que de lecture véritable, qui suppose une reconnaissance visuelle globale quasiment immédiate des segments (on se reportera à ce sujet aux remarques très intéressantes de A. El Mountassir 1994). Au fond, sur le plan de l’efficacité de la réception, la graphie traditionnelle arabe du chleuh est à peine plus élaborée et fonctionnelle que la tradition libyco-tifinagh...
Les écrivains contemporains chleuhs utilisent quasiment tous l’alphabet arabe pour écrire leur oeuvres (poésies, pièces de théâtre, nouvelles, textes de vulgarisation, manuels grammaticaux...) : Akhiat, Moustaoui, Id Belkacem, Safi, Chafik... Mais il est difficile de considérer cette pratique comme une continuation de la graphie traditionnelle chleuh : tous les auteurs s’inspirent directement des canons graphiques de l’arabe classique, qu’ils ont appris à l’école, et non de la pratique proprement chleuh. Il y a en fait, au niveau du système de représentation, une rupture totale par rapport à celle-ci. Les graphies contemporaines arabes du tachelhit sont donc plutôt une retombée de la scolarisation moderne en arabe classique qu’une relance du vieil usage local, qui n’a pas débordé la sphère des clercs et poètes ruraux de formation traditionnelle.
Bien que les publications se soient multipliées depuis une vingtaine d’années, ces graphies actuelles sont encore assez fluctuantes et peu satisfaisantes, dans leur principe (hésitation entre la représentation phonétique et la représentation phonologique), dans la représentation des phonèmes spécifiques au berbère et, surtout, pour ce qui est du problème clef de la segmentation où les pratiques sont fort diverses. Il est manifeste que ces graphies arabes actuelles du berbère n’ont pas bénéficié de la lente maturation et de l’influence de la recherche universitaire qu’a connu pour sa part la notation usuelle en caractères latins.
Quant à l’avenir, malgré son historicité, il n’est pas acquis que la graphie arabe du berbère s’impose dans l’usage courant au Maroc puisque cette pratique est désormais vivement concurrencée, même dans le milieu chleuh (dans les associations notamment), par la notation latine. On signalera qu’en Algérie, l’usage de l’alphabet arabe n’est pas totalement absent, notamment dans la production des auteurs contemporains mozabites ; mais l‘alphabet latin, généralisé depuis longtemps pour la graphie usuelle du kabyle, peut être considéré comme tout à fait prédominant dans ce pays.
Bibliographie
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- STRICKER B.-H. : 1960 - L’océan des pleurs. Poème berbère de Muhammad al-Awzalî, Leyde.
- STROOMER H. : 1992 - « On religious poetry in Tashelhiyt », Actes du 3ème Colloque maroco-nééerlandais, Rabat, faculté des Lettres, 185-193.
Article paru dans Encyclopédie berbère, fascicule XVII, 1996 : p. 2580-2583